Jîlî « De l’homme universel » (un choix)

8-9          INTRODUCTION             

Il nous semble légitime d'appeler le Soufisme « mystique musulmane », à condition toutefois de donner à l'expression « mystique » son sens originel et précis : le Soufisme a pour but une connaissance dont la nature intime est « mystère », qui ne peut donc être pleinement communiquée par la parole ; ceci ne signifie nullement qu'elle soit incertaine ni qu'elle soit vague dans ses manifestations ; au contraire, elle rayonne dans l'ordre humain selon des lois strictes. La logique ne saurait la circonscrire ; en revanche, la vraie connaissance mystique est souveraine à l'égard de la raison et peut se servir de cette dernière pour retracer, comme par une projection inversée, les réalités qu'elle atteint d'une manière directe et au-delà de tout contour mental.

Son organe n'est pas le cerveau, mais le coeur où la connaissance et l'être de l'homme coïncident. En dehors de ce centre inaccessible à la pensée toute perception apparaît comme distincte de la nature de son objet ; c'est dans le coeur seulement que l'homme est ce qu'il connaît, et qu'il connaît ce qu'il est.

Cependant, là où la Connaissance rejoint son propre être, et où l'Etre se connaît lui-même dans son immuable actualité, on ne saurait plus parler de l'homme. Dans la mesure où l'esprit plonge dans cet état, il s'identifie, non pas à l'homme individuel, mais à l'Homme universel (al-insân al-kâmil), qui constitue l'unité interne de toites les créatures. L'Homme universel est le tout ; c'est par une transposition de l'individuel à l'universel qu'on l'appelle « homme » ; essentiellement, il est le prototype éternel, illimité et divin de tous les êtres.

L'homme universel n'est pas vraiment distinct de Dieu ; il est comme la Face de Dieu dans les créatures. Par l'union avec lui, l'esprit s'unit à Dieu. Or, Dieu est tout et en même temps au-dessus de tout, Il est à la fois immanent et transcendant ; de même, l'esprit, dans cet état d'union, s'unit aux créatures dans leurs essences, par une intuition directe ; en même temps, il est comme un diamant qui ne se mêle à rien et qui n'est pénétré par rien, parce qu'il participe à la Réalité divine qui se suffit à elle-même.

La connaissance unitive peut se traduire dans une certaine mesure sur le plan de la conscience distinctive, soit que son éclair transperce soudainement le voile de cette dernière, soit que son actualité toujours présente rende transparentes les choses qui s'offrent à l'expérience humaine.

Dès lors, on pourra dire que le Soufi connaît toute chose, alors qu'il en ignore beaucoup, et l'on pourra dire qu'il ignore les choses de ce monde, bien qu'il les connaisse toutes dans leur essence. En tout état de cause, la qualité de l'omniscience n'appartiendra jamais à l'homme, quel que soit le degré de sa « transparence » spirituelle à l'égard de la Lumière divine.

 

14-15

L'Essence est la nature infinie et absolue de Dieu, inconnaissable, comme telle, pour les créatures. Les Qualités divines s'infèrent des aspects positifs et virtuellement illimités de l'univers, et c'est en vertu d'elles que Dieu peut être décrit d'une manière analogique. Comme ces Qualités se rapportent toutes à un seul sujet, qui est leur Essence infinie, elles convergent vers l'inexprimable ; d'autre part, en tant qu'elles se distinguent les unes des autres, elles constituent comme la « chaîne » du tissu dont la « trame » sera la « matérialité » du monde, au sens le plus large de ce terme, c'est-à-dire, la cohérence apparente et éphémère des choses.

L'Essence est Dieu en tant qu'Il n'a pas d'« aspects », n'étant en Lui-même ni l'« objet » ni le « sujet » d'aucune connaissance. Les Qualités par contre sont les « aspects » par lesquels Dieu Se Révèle (tajalla) d'une manière relative. Si l'Essence est inconnaissable pour les êtres créés, c'est qu'en face de la Réalité absolue et infinie l'être relatif ne subsiste pas ; l'Essence est cependant connaissable à chaque degré de réalité, en ce sens qu'Elle est la réalité intime de toute connaissance. Dieu Se connaît Lui-même par Lui-même en Lui-même sans aucune distinction interne ; et Il Se connaît Lui-même par Lui-même dans l'univers selon des mondes relatifs infiniment variés.

Dans l'ordre contemplatif, les Qualités sont comme des rayons qui émanent du Soleil divin, trop éblouissant Lui-même pour être regardé en face, et qui traversent toutes les visions relatives par lesquelles l'homme approche d'une certaine manière Dieu. Elles sont le contenu incréé des choses créées. C'est ainsi, du moins, que le rapport se présente du côté humain, car en principe ce sont les choses créées qui constituent les contenus virtuels des Qualités divines, celles-ci contenant le monde comme une moindre réalité.

Pour la connaissance rationnelle, les Qualités divines restent insaisissables comme telles ; elles ne se conçoivent que dans leurs traces mentales, et celles-ci apparaissent comme des « abstractions » par rapport aux choses concrètes. C'est que les Qualités universelles sont réellement « non-exis­tantes » sur le plan individuel, bien que les objets individuels les rendent explicites, à peu près comme les couleurs contenues dans la lumière blanche du soleil, — où elles ne sont pas directement perceptibles, — se manifestent en vertu des matières qui les filtrent et les reflètent.

Pour l'intuition intellectuelle, par contre, ce sont les choses individuelles qui n'ont que la nature de conceptions provisoires, tandis que les Qualités divines existent positive­ment. Selon l'image employée ci-dessus, on peut affirmer que les couleurs existent indépendamment de leurs supports occasionnels. Les Soufis vont jusqu'à dire que le monde est « abstrait » ou « conceptuel » (ma'qûl), tandis que l'irradiation divine dans les Qualités parfaites est immédiatement « sensi­ble » (mahses) ; ils entendent par là que les choses indivi­duelles n'ont pas d'existence autonome, celle-ci n'étant qu'idéellement surimposée à la Réalité divine, qui seule « est ». La perception sensible symbolise donc l'intuition, dont elle est comme l'image inverse. Parfois, ce sont même les sensations les plus « élémentaires » qui symboliseront l'intui­tion supraformelle, parce qu'elles tendent vers une fusion du 16 sujet avec l'objet ; c'est ainsi que le Souffle divin (17) — le Saint-Esprit — est parfois appelé le « parfum » de Dieu ; c'est par les Qualités universelles — dit Jîlî — qu'on « savoure » la Divinité.

Pour en revenir au symbolisme des couleurs, nous dirons que la contemplation des Qualités divines est comme la vision de l'arc-en-ciel, image inverse du soleil sur le voile inconsistant de la pluie. C'est en tournant le dos au soleil qu'on regarde l'arc-en-ciel ; de même, la vision de Dieu se reflétant par Ses « couleurs » dans l'univers s'opère en vertu de la Lumière divine, sans qu'on puisse directement contempler la source de celle-ci.

En effet, l'Essence pure et infinie ne peut jamais devenir l'« objet » de la contemplation (mushâhadah) ni de la méditation (tafakkur). Aussi le Prophète dit-il : « Ne méditez pas sur l'Essence divine ; méditez sur les Qualités et sur la Grâce de Dieu » (19). L'Essence n'est connue que par une identification (tahqîq dhâtî) qui abolit toute « distinctivité ».

Les Qualités universelles sont à leur tour purement virtuelles par rapport à l'Essence, car elles représentent, dans leur manifestation, autant de relations (nisab) de l'Essence avec des réalités apparemment autres qu'Elle, donc inconsis­tantes au regard de la Réalité pure.

 

16-18

Après avoir écrit que l'Essence Se communique à nous par Ses Qualités, tout en restant inabordable dans Sa réalité pure, 'Abd al-Karim al-Jîlî affirme l'inverse, à savoir que 17 l'Essence seule est immédiatement connaissable : « Pour celui qui réalise la Vérité divine, c'est la Qualité qu'il ne peut atteindre ni intégrer comme telle, contrairement à ce qui a lieu pour l'Essence, qu'il peut atteindre, en ce sens qu'il La reconnaît comme Essence divine, tandis qu'il ne connaît pas toute la plénitude universelle des Qualités ; l'Essence de Dieu lui est donc évidente, mais les Qualités ne le sont pas d'une manière immédiate... » La plénitude d'une Qualité implique une indéfinité d'aspects, à savoir toutes ses manifestations ou applications ; d'autre part, connaître une Qualité essentielle­ment, c'est l'intégrer dans l'Essence dont elle émane en quelque sorte : « L'intégration procède de l'Essence, étant la perception de l'Essence par Elle-même... Il n'est donc de connaissable que l'Essence et il n'est d'inconnaissable que les Qualités, car l'indéfinité n'appartient qu'aux Qualités de l'Essence et non pas à l'Essence comme telle... »

Toute connaissance différenciée suppose une certaine dualité de connaissant et de connu, en sorte que l'un ne peut jamais entièrement embrasser l'autre ; la connaissance essentielle par contre est immédiate et « apriorique » : elle n'implique aucune dualité ni aucun processus. Pour la connaissance différenciée, l'Essence n'est pas. Pour la connaissance essentielle, par contre, la connaissance diffé­renciée n'est pas réellement connaissance, de même que son objet n'est pas la Réalité même. …

Il en va de la connaissance de l'Essence comme de la connaissance du Soi (al-huwiyah) de l'homme. Il y a d'ailleurs identité de fond entre l'une et l'autre : « Si le serviteur... se

18 découvre lui-même, il reconnaît que l'Essence divine est sa propre essence, en sorte qu'il atteint réellement l'Essence et La connaît, ainsi que le dit le Prophète : « Qui se connaît lui-même, connaît son Seigneur » (man 'arafa nafsahu faqad 'arafa rabbah) ; mais il lui reste encore à savoir tout ce qui dépend de cette Essence... en fait de qualités propres... »

Bien que la connaissance de l'Essence ne comporte pas, comme l'assimilation des Qualités, de processus graduel, il n'y en a pas moins, dans la voie contemplative, deux modes complémentaires d'approche vers Dieu : l'un se réfère aux Qualités divines et par là-même à la Divinité « personnelle » qui se manifeste dans l'univers ; l'autre se réfère au « Soi » de l'homme, à son essence intime qui s'identifie mystérieuse­ment à l'Essence divine (20).

Les Qualités sont l'objet de la contemplation. Le « Soi » ne peut être contemplé ; il est connu par identification. Les Qualités divines ont une « saveur », tandis que l'Essence — ou le Soi — est sans saveur aucune. Les Qualités ont des « couleurs », tandis que l'Essence est incolore comme la lumière blanche, ou plus exactement comme l'obscurité au sein de la lumière.

C'est par l'irradiation des Qualités divines — ou des Noms divins — que le contemplatif passe d'un état spirituel (hâl) à l'autre ; l'identification essentielle transcende tous les « états » (ahwâl).

(note 20) L'Essence impersonnelle transcende le . Dieu personnel . qui Se révèle par l'ensemble des Qualités et des Activités divines à l'égard de la créature. Mais ce n'est certes point par une abstraction mentale que la Divinité personnelle peut étre transcendée, car il va sans dire qu'Elle est immensément plus réelle que tout aperçu mental de l'Essence.

 

26

Le mot al-wahm désigne la faculté conjecturale, l'imagi­nation active ou le pouvoir d'illusion, qui représente la puissance cosmique la plus redoutable que l'homme ait reçue en prêt car elle manifeste la tendance démiurgique qu'attire toute possibilité encore inépuisée.

d'al-khayâl.

 

27

C'est ici que Jîlî décrit les états paradisiaques et les états infernaux, qui ne sont pas réellement éternels (5), puisque tout sera finalement réintégré en Dieu.

(note 5) L'éternité absolue n'appartient qu'à Dieu.

 

31

Sache que l'Essence de Dieu le Suprême est le mystère (ghayb) de l'Unité (al-ahadiyah) que tout symbole exprime sous un certain rapport, sans qu'il puisse L'exprimer sous beaucoup d'autres rapports. On ne La conçoit donc pas par quelque idée rationnelle, pas plus qu'on ne La comprend par quelque allusion (ishârah) conventionnelle ; car on ne comprend une chose qu'en vertu d'une relation, qui lui assigne une position, ou par une négation, donc par son contraire ; or, il n'y a, dans toute l'existence, aucune relation qui « situe » l'Essence, ni aucune assignation qui s'applique à Elle, donc rien qui puisse La nier et rien qui Lui soit contraire. Elle est, pour le langage, comme si Elle n'existait pas, et sous ce rapport Elle se refuse à l'entendement humain. Celui qui parle devient muet devant l'Essence divine, et celui qui est agité devient immobile (2) ; celui qui voit est ébloui. Elle est trop noble pour être conçue par les intelligences... Elle est trop élevée pour que les pensées La saisissent. Son fond primordial (kunh) n'est atteint par aucune sentence de la science, ni par aucun silence qui La tait ; aucune limite, aussi fine et incommensurable soit-elle, ne L'embrasse...

L'oiseau saint (3) vola dans l'étendue illimitée de cette 33 atmosphère vide (4), en exaltant Dieu par sa totalité (5) dans l'air de la sphère suprême (6) ; alors il fut ravi hors des existences (7) et transperça les Noms et les Qualités (8) par réalisation (tahqîq) et vision directe (yân) (9). Puis il plana autour du zénith de la non-existence (al-'adam) (10), après avoir traversé les étendues du devenir et de ce qui précède les temps (al-hudûth wa-l-qidam) ; alors il Le trouva nécessaire­ment, Lui dont l'existence (11) n'est pas sujette au doute et dont l'absence n'est point cachée. Et lorsqu'il voulut retourner au monde créé, il demanda qu'un signe de reconnaissance lui fût donné ; et il fut écrit sur l'aile de la colombe : « En vérité, ô Toi, talisman (12), qui n'es ni quiddité ni nom, ni ombre ni contour, ni esprit ni corps, ni qua­lité ni désignation ni signe, à Toi appartiennent l'existence et la non-existence (al-wujûd wa-1-'adam), et à Toi le devenir et ce qui précède les temps ; Tu es non-existant comme Essence, existant dans Ta Personne (an-nafs) (13), connu par Ta grâce, absent selon le genre (14) ; Tu es comme si tu n'avais créé que des métaphores et comme si Tu n'étais que par façon de parler ; Tu es l'évidence de Toi-même par la spontanéité de Ton langage ; je viens de Te trouver Vivant, Connaissant, Voulant, Puissant, Parlant, Ecoutant et Voyant…

 

(note 4) Vide des manifestations formelles.

(n 5) Et non seulement par une faculté isolée.

(n 6) La sphère de l'Unité.

(n 7) Hors de toute manifestation.

(n 8) Les distinctions inhérentes à la Réalité principielle, l'Etre.

(n 9) Ce sont les deux pôles « ontologique » et « intellectif » de la connaissance totale.

(n 10) La non-existence (al-'adam) métacosmique ne doit pas être confondue avec le néant, car elle est au-delà de toutes les conditions, dont la plus générale est l'existence. Al-'adam peut aussi signifier le Non-Etre, donc ce qui est absolument indéterminable, l'Etre étant précisément la première de toutes les déterminations possibles.

(n 11) Ou plutôt la « réalité ».

(n 12) Ce discours s'adresse à Dieu, à qui l'Esprit s'est identifié, ce qu'exprime précisément l'écriture sur l'aile.

(n 13) C'est-à-dire que l'Essence est au-delà de l'existence et même au-delà de l'Etre en tant que détermination ; Elle est à la fois Etre et Non-Etre, tandis que la Personne divine, qui est décrite par les Qualités parfaites, « existe », car elle fait face à la création. Il s'agit là de la mame distinction qu'entre Brahma nirguna (Brahman non-qualifié) et Brahma saguna (Brahman qualifié) selon la doctrine hindoue. Il faut bien comprendre que l'Essence « possède » les Qualités universelles, mais qu'Elle ne peut pas être « décrite » par elles.

(n 14) Puisque le genre englobe toujours une multitude de choses analogues, l'Essence unique échappe nécessairement à toute définition générique : « Il n'y a pas de divinité, si ce n'est La Divinité » (Lâ ilaha ill-Allôhl.

 

Du nom (al-Ism)

Le sujet d'un nom peut être inexistant comme tel et n'exister qu'idéalement, comme c'est le cas du Phénix, qui tient toute son existence de son nom, et dont les qualités ne se déduisent que de ce nom ; car, selon l'allégorie conventionnelle, le Phénix signifie ce qui échappe aux intelligences et aux pensées ; aussi le représente-t-on par une figure sans égale dans sa magnitude. Son nom ne résulte donc pas de son essence, mais il est au contraire comme superposé à une conception idéale pour la maintenir à son rang d'existence. Tu comprendras qu'il n'en va pas de même dans l'ordre ontologique, mais que le nom de l'Etre véritable est une voie à la connaissance réelle du Nommé... Le nom du Phénix est donc, dans l'ordre créé, l'inverse du Nom de Dieu dans la vérité, car, si le nommé Phénix n'existe pas en lui-même, ce qui est nommé Allâh est en Lui-même Etre pur. Comme on n'atteint le Phénix que par l'intermédiaire de son 36 nom, — et sous ce rapport le Phénix existe, — de même il n'y a d'accès à la connaissance de Dieu que par l'intermé­diaire de Ses Noms et de Ses Qualités, et tout Nom et toute Qualité [divins] étant contenus dans le Nom Allâh, il s'en suit qu'il n'y a d'accès à la connaissance de Dieu que par la voie de ce Nom.

En vérité c'est ce nom qui communique réellement l'Etre et qui conduit vers Lui ; il est donc comme le sceau du sens universel [l'aspect métaphysique, donc supra-individuel] de l'homme ; c'est par lui que l'élu de la Grâce s'unit au Clément (ar-rahmân). Celui qui regarde les traits du sceau est avec Dieu par l'entremise de Son Nom ; celui qui les interprète, est avec Lui par l'entremise de Ses Qualités ; et celui qui brise le sceau, transperçant ainsi la Qualité et le Nom, est avec Dieu par l'Essence, sans que les Qualités divines lui soient voilées...

Dieu a fait de ce Nom le miroir de l'homme ; quand celui-ci y mire son visage, il y reconnaît lé sens de la parole sacrée (hadîth qudsî) : « Dieu était et nulle chose avec Lui » (kûnu Llâhu wa lâ shay'a ma'ah), et c'est alors qu'il lui sera révélé que son ouïe est l'Ouïe de Dieu, sa vue la Vue de Dieu, sa parole la Parole de Dieu, sa vie la vie de Dieu, sa connaissance la Connaissance de Dieu, sa volonté la Volonté de Dieu et sa puissance la Puissance de Dieu, — tout cela par voie d'union, -- et il sait dès lors que toutes ces qualités ne se rapportent à lui que par prêt et par transposition, tandis qu'elles appartiennent à Dieu selon leur réalité. …

 

De la Qualité (aç-çîfah)

39

Pour celui qui a réalisé la Vérité (al-muhaqqiq), c'est la Qualité et non pas [l'Essence] qu'il ne peut atteindre ni intégrer comme telle, contrairement à ce qui a lieu pour l'Essence divine, tandis qu'il ne connaît pas toute la plénitude universelle (al-kamâl) des Qualités ; l'Essence de Dieu lui est donc évidente, mais les Qualités ne le sont pas d'une manière immédiate (35).

 

(n 35) Jîlî renverse ici l'axiome théologique selon lequel Dieu ne peut être connu que par Ses Qualités, tandis que Son Essence reste inconnaissable : comme nous l'avons expliqué dans notre introduction, il entend par là que c'est la connaissance distinctive qui reste incertaine, tandis que la certitude ne réside que dans la connaissance immédiate et indifférenciée. qui est précisément celle de l'Essence. Ce qu'il dit n'exclut pas que l'Essence soit . inconnaissable • en ce sens qu'Elle ne saurait être embrassée par l'intellect, ni que la Qualité puisse être connue intuitivement.

 

41

Et sache que la perception (38) de l'Essence Suprême consiste en ce que tu sais, par voie d'intuition divine, que toi c'est Lui, et que Lui c'est toi, sans qu'il y ait fusion des deux, le serviteur étant serviteur et le Seigneur étant Seigneur, non pas que le serviteur devienne Seigneur, ni que le Seigneur devienne serviteur.

 

De la Qualité de Divinité

Pourtant, que celui qui reçoit cette révélation sache que c'est là une des révélations de L'Unicité (al-wâhidiyah), car à l'état de l'Unité (al-ahadiyah) aucune mention de « toi » ou de « Lui » ne saurait se référer. Comprends-donc ! D'ailleurs, nous parlerons de l'Unité à son tour, si Dieu le veut.

Il y a un secret qui se rapporte à la « Qualité de Divinité », et qui consiste en ce que chaque chose particulière, qu'elle soit préexistante ou éphémère, non-manifestée ou manifestée, implique en son essence toutes les autres choses particulières qui rentrent sous la domination de la « Qualité de Divinité », — de manière que l'on peut comparer les existences à des miroirs confrontés reflétant chacun l'ensem­ble des autres. Or, considérant qu'en chacun de ces miroirs confrontés on trouve autant que dans n'importe lequel des autres, et que chacun ne contient donc en particulier que ce qu'il reflète lui-même, c'est-à-dire qu'il laisse en dehors de lui tous les multiples reflets réverbérés par les autres miroirs, — considérant cela, disons-nous, il est juste d'affirmer que chaque être singulier ne contient que ce qui revient à sa propre essence et rien de plus ; mais si au contraire on considère que la totalité des miroirs est contenue en chacun d'eux, on peut dire en toute justice que chaque être singulier contient en lui la totalité des exitences.

 

48          

De l'Unité

Le mot « Unité » (al-ahadiyah) désigne la révélation de l'Essence en laquelle n'apparaissent ni les Noms ni les Qualités ni aucune trace de leurs effets ; il est donc un Nom de l'Essence en tant que Celle-ci est au-delà de toutes les comparaisons divines et créaturielles.

Or, il n'existe pour l'Unité, dans tout le cosmos, aucun lieu de manifestation (mazhar) plus parfait que toi-même, lorsque tu te plonges dans ta propre essence en oubliant toute relation, et que tu te saisis toi-même par toi-même, dépouillé de tes apparences, en sorte que tu sois toi-même en toi-même et que de toutes les Qualités divines ou des attributs créés — qui t'appartiennent par ailleurs — aucun ne se réfère plus à toi. C'est cet état de l'homme qui est le lieu de manifestation le plus parfait de l'Unité dans toute l'existence. …

 

De la Béatitude miséricordieuse


54-55

La première miséricorde que Dieu eut pour les existences fut la manifestation (74) du monde de Lui-même. Car Il dit : 4 Et Il vous assujettit ce qui est dans les cieux et ce qui est sur la terre, tout vient de Lui » (Coran, XLV, 12 ; 13). Pour cette raison Il se manifeste dans les existences révélant Sa Perfection en toute parcelle singulière du monde, sans qu'Il Se multiplie par la multiplicité de Ses lieux de manifestation ; car Il reste unique dans tous ces lieux de manifestation, et Un selon ce qu'exige Sa noble Essence en Elle-même.

C'est à cette apparition de Dieu dans toutes les moindres particules de l'existence que les initiés font allusion en parlant de l'Etre pénétrant (al-wujûd as-sârî) toutes les existences. Le secret de cette pénétration consiste en ce qu'Il créa le monde de Lui-même ; or, comme Il n'est point divisible, toute chose du monde est pour ainsi dire entière­ment Lui-même. Quant au nom de créature, il ne revient aux choses que comme un prêt ; ce n'est pas, comme l'admettent certains, que les Qualités divines soient prêtées au serviteur ; ce qui est prêté aux choses n'est que leur condition de créature, car leur origine est l'Etre principiel.

Dieu (al-haqq) prête donc à Ses réalités essentielles (hagâïq) le nom de créature afin que se manifestent les secrets de la « Qualité de Divinité » (al-ulûhiyah) et ses

possibilités de contraste. Ainsi Dieu (al-haqq) est, à ce point du vue, la hylé (76) du monde. Car Dieu dit : t Nous n'avons créé les cieux et la terre et ce qui est entre ces deux que par

la Vérité (al-haqq) » (Coran, XV, 85 et XLVI, 2 ; 3).

Le monde est comparable à de la glace, et al-haqq à l'eau qui est l'origine de cette glace. Or, le nom de « glace » n'est que prêté à cette coagulation, et c'est le nom d'eau qui lui revient selon sa réalité essentielle (haqîqah).

D'ailleurs, je fis allusion à cela dans mon ode (qaçîdah) appelée « Les Eclairs du Mystère dans les Singularités essentielles », — une qacîdah sublime, dont le temps ne retracera pas la riche broderie de vérités et que cette époque ne comprendra pas. Quant à l'allusion dont je viens de parler, elle se trouve dans le passage suivant :

En parabole, la création est pareille à de la glace,

Et c'est Toi qui en es l'eau jaillissante.

La glace n'est, si nous la réalisons, autre que son eau, Et n'est en cette condition que par des lois contingentes. Mais la glace se fondra et sa condition se dissoudra,

La condition liquide s'établira, de fait.

Les contrastes s'unifient dans une seule beauté.

C'est en elle qu'ils s'anéantissent et c'est d'eux qu'elle rayonne.

 

Du Dévoilement des Activités divines

63-64

Certains se voient l'objet de l'action divine ; leur propre action suit celle de Dieu. Ils se considèrent eux-mêmes comme obéissants dans une action conforme aux prescrip­tions divines, et ils se considèrent comme désobéissants lorsque l'action est contraire à ces prescriptions, tout en étant eux-mêmes dépouillés de pouvoir, de force et de volonté propres. D'autres ne sont pas conscients de leur propre action du tout ; ils ne voient que la seule action de Dieu. Un tel 64 homme ne se considère aucunement comme l'auteur d'une action, il ne se dira pas obéissant dans l'action conforme à la Loi sacrée, ni ne se dira désobéissant dans une action contraire. Dans cette catégorie de contemplatifs, il s'en trouve qui, ayant partagé ton repas, jurent ensuite ne pas avoir mangé, qui boivent et qui jurent ne pas avoir bu ; puis ils jurent ne pas avoir juré, et au regard de Dieu ils seront sincères et véridiques. Il y a là un point que ne comprendra que celui qui a lui-même savouré et réellement vécu cet état contemplatif.

Certains ne contemplent l'action de Dieu que chez autrui et non pas chez eux-mêmes, c'est-à-dire en ce qui les concerne individuellement. D'autres ne contemplent l'action de Dieu, qu'en eux-mêmes et non pas chez d'autres, et cette contemplation est supérieure à la première.

Quelques-uns contemplent l'action de Dieu en eux-mêmes pour les actes conformes aux prescriptions divines, tandis qu'ils ne voient pas l'influence de la Puissance divine dans les transgressions. C'est qu'ils contemplent Dieu en vertu de Sa révélation dans les actes conformes, alors que Dieu leur cache Son action en eux pour les transgressions, par miséricorde, pour qu'ils ne tombent pas en désobéissance ; c'est là un signe de leur faiblesse, car s'ils étaient forts, ils verraient Dieu agir en eux pour les transgressions comme pour l'obéissance, leur conformité à la Loi extérieure étant préservée.

A d'autres, l'action divine ne se révèle que dans les transgressions ; ils sont ainsi éprouvés par Dieu, ne pouvant guère Le contempler dans les actes d'obéissance. Celui qui a cette qualité se trouve dans l'un de ces deux cas : soit que Dieu Se cache à lui dans les actes d'obéissance, parce qu'il désire être obéissant et qu'il préfère l'obéissance à autre chose, en sorte que Dieu S'y cache à lui et Se révèle dans les transgressions, afin qu'il y voie Dieu et qu'il atteigne par là la Plénitude divine — le signe de cela c'est qu'il revient à 65 l'obéissance et ne continue pas à transgresser —, soit que cet homme tombe graduellement, jusqu'à s'établir dans la désobéissance ; dans ce cas, Dieu Se cache à lui [définitive­ment], et il reste à tout jamais dans le péché ; que Dieu nous en préserve !

D'autres encore contemplent Dieu tantôt dans l'obéis­sance, tantôt dans le contraire...

 

Du Dévoilement des Noms divins

68

A celui qui invoque les noms de ma bien-aimée, je réponds ; J'appelle, et Laylâ répond à mon cri.

Ainsi en est-il parce que nous ne sommes qu'un seul esprit ;

Vous nous appelez deux corps, c'est étrange.

Nous sommes comme une seule personne ayant deux noms et une seule essence.

Par quel nom que tu invoques l'Essence, c'est ce nom qui te visitera.

Mon essence est Son Essence, et mon nom est Son Nom.

Ma relation envers Elle, c'est que je m'abîme dans l'union. En réalité nous ne sommes pas deux essences dans un seul être,

Mais l'amant est lui-même la Bien-Aimée.

 

Chose étrange, l'homme qui reçoit les révélations des Noms divins, ne contemple rien que l'Essence pure, sans qu'il soit conscient du Nom qui La lui révèle ; toutefois, l'on discerne le Nom divin qui le domine, parce que le contemplatif se réfère à l'Essence par le Nbm qui régit à rinstant même sa contemplation de l'Essence.

Dans cette contemplation par les Noms divins, les hommes diffèrent les uns des autres. Nous parlerons de quelques-unes de leurs voies, sans les décrire toutes, étant donné qu'il est impossible d'énumérer tous les Noms divins et à plus forte raison toutes les voies d'approche à chacun de ces Noms ; car les hommes qui reçoivent la Révélation divine par un seul et même Nom divin diffèrent cependant par leurs attitudes. Je ne mentionnerai donc de tout cela que ce qui m'arriva lors de mon propre voyage spirituel en Dieu ; d'ailleurs, je ne raconte rien dans ce livre, ni de moi-même ni d'autrui, sans que je l'aie éprouvé moi-même au temps où je parcourais en Dieu le chemin de l'intuition (al-kashf) et de la vision directe (al-mu'âyanah). Je reviens donc à ce que j'allais dire des différentes manières dont les hommes reçoivent les révélations des Noms divins : à certains, Dieu Se révèle 69 comme l'Ancien des Jours (al-gadîm), et ils accèdent à cette révélation par l'intuition de leur préexistence dans la Connaissance divine : ils reconnaissent qu'ils étaient avant la création, par là-même que la Connaissance divine, dont ils sont eux-mêmes l'objet, était de toute éternité.' Dieu est essentiellement connaissant ; or, l'objet de la connaissance ne saurait être séparé d'elle, car c'est par égard à son objet que la connaissance est connaissance ; autrement dit, c'est la connaissance de l'objet qui définit la nature du sujet connaissant, en sorte que, si la connaissance est éternelle, son objet doit aussi être éternel ; d'où il suit que les êtres préexistent dans la Connaissance divine. Certains reviennent donc à Dieu en vertu de Son Nom L'Ancien des Jours ; quand l'Ancienneté de l'Essence se dévoile à eux, leur existence éphémère s'évanouit, et ils subsistent éternellement par Dieu, inconscients de leur condition temporelle.

A d'autres, Dieu Se révèle comme La Vérité (al-haqq), et ils y accèdent parce que Dieu leur découvre la Vérité divine exprimée dans la parole coranique : « Nous n'avons créé les Cieux et la terre et ce qui est entre les deux que par la Vérité » (XV, 85 et XLVI, 2 ; 3). Quand l'Essence Se dévoile par Son Nom La Vérité, la nature créée du contemplatif s'évanouit, et il ne subsiste que son essence sainte et transcendante.

A d'autres, Dieu Se révèle par Son Nom L'Unique (al-wâhid), et Il les conduit à cette révélation en leur montrant l'unité intrinsèque du monde, qui procède de l'Essence divine comme les vagues émanent de l'océan ; ils contemplent la manifestation de Dieu dans la multitude des créatures qui se différencient en vertu de l'Unicité divine ; dès lors, leur montagne se fend : l'invoquant tombe en défaillance ; sa multiplicité se fond dans la solitude de l'Unique ; les créatures sont comme si elles n'étaient jamais, et Dieu comme s'Il ne cessait jamais.

A d'autres, Dieu Se révèle par Son Nom Le Très-Saint 70 (al-quddûs), et ils accèdent à cette révélation par ce qu'ils comprennent intuitivement le secret de la parole divine : « Et je lui insufflai de Mon Esprit » (à savoir au corps d'Adam ; Coran, XV, 29 ; XXXVIII, 72) ; Dieu leur apprend que l'Esprit de Dieu n'est autre que Dieu même, et qu'il est saint et transcendant. Or, dès que Dieu Se dévoile dans Son Nom Le Très-Saint, le serviteur est dépouillé des impuretés de l'existence et subsiste par Dieu, transcendant toute éphé­mérité.

A d'autres Dieu Se révèle par Son Nom L'Apparent (az-zâhir) ; ils ont l'intuition de la Lumière divine se manifestant dans les choses corporelles, et ils reconnaissent par là que c'est Dieu seul qui apparaît. Or, dès que Dieu Se dévoile comme L'Apparent, le serviteur s'éteint avec toute la création, non-manifestée comme telle, dans la manifestation de l'Etre divin.

A d'autres, Dieu Se révèle par Son Nom L'Intérieur (al-bâtie), et ils y accèdent par l'intuition de ce que les choses subsistent par Dieu, qui en est la réalité intérieure. Dès que Dieu Se dévoile comme L'Intérieur, la manifestation du serviteur, projetée par la Lumière divine, s'éteint ; Dieu devient l'intérieur du serviteur, et celui-ci l'extérieur de Dieu.

Quant à la révélation divine par le Nom Allâh, le chemin qui y conduit ne peut être délimité ; d'ailleurs, il en va de même pour la révélation de tout autre Nom divin, comme nous le disions plus haut : on ne saurait définitivement fixer les voies d'accès à ces révélations, car leurs modalités varient en vertu des réceptacles humains. Quand Dieu se révèle à Son serviteur par le Nom Allâh, l'âme du serviteur s'éteint, et Dieu Se met à sa place, purifiant son temple des entraves de l'éphémérité, et rompant le lien qui le relie aux existences ; alors, Il (95) est seul par Son essence et seul par Ses qualités, ne connaissant ni pères ni mères. — « Souviens-toi de Dieu, et Dieu Se souviendra de toi » ; contemple Dieu, et Dieu te contemplera ! — Alors il chante par la langue de son état :

(n 95) Le pronom est volontairement ambigu ; il peut se rapporter soit à Dieu. soit à l’être délivré.

71

Elle (96) m'attira, se substituant à moi en moi ;

Elle me remplaça, certes, mais où donc suis-je maintenant ? Je devins Elle, et Elle est moi-même ;

Il n'existe pour Elle aucun être singulier qui La désire. Je subsiste par Elle en Elle ; il n'existe pas de « toi » entre nous.

Mon état avec Elle était dans le passé comme il sera dans l'avenir,

Cependant, j'ai élevé mon âme, et Elle a ôté la cloison ;

Je me suis réveillé de mon sommeil et levé de ma couche. Elle m'a montré à moi-même par l'oeil de ma réalité essentielle ; C'est sur le front de la Beauté que je lis ces caractères.

J'ai poli ma beauté intérieure , devenant le miroir

Où s'impriment les traits de la Plénitude.

Ses qualités sont les miennes, mon essence la Sienne,

Et dans Ses vertus se lève pour moi [le soleil] de la Beauté.

Mon nom est réellement Son Nom ; et le Nom de Son essence est mon nom,

Et tous ces attributs me reviennent par nature.

A d'autres encore, Dieu se révèle par Son Nom Le Clément (ar-rahmân). C'est que Dieu, Se révélant à eux par Son Nom Allâh, les dirige par Sa propre Essence vers le degré divin suprême, qui synthétise les aspects de la Gloire et qui pénètre toutes les existences ; c'est là le chemin qui conduit à la révélation de l'Essence par le Nom Le Clément. Dans cet état de dévoilement divin, l'actualité spirituelle du serviteur veut que les Noms divins descendent sur lui l'un après l'autre, et qu'il en reçoive selon la mesure de ce que Dieu déposa en lui de Sa Lumière essentielle. …

 

Du Dévoilement des Qualités divines

73

…Dieu Se révèle à Ses serviteurs par générosité ; s'Il les annihilait sans compensation, ce ne serait pas de la générosité de Sa part, mais de la rigueur ; loin de Lui qu'il en soit ainsi ! Cette réalité subtile (100) est ce qu'on appelle le Saint-Esprit (ar-rûh al-quds). Or, puisque Dieu établit, de Son Essence, une réalité subtile à la place du serviteur, Sa révélation se communique à cette réalité, en sorte Qu'Il ne Se révèle qu'à Lui-même, bien que nous appelions alors cette réalité subtile divine « serviteur », vu qu'elle en tient la place ; ou bien : il n'y a là ni serviteur ni Seigneur, car s'il n'existe plus de serviteur, le Seigneur cesse d'être Seigneur ; en réalité, il n'y a plus que Dieu seul, l'Unique, l'Un.

La créature n'a d'être que par attribution contingente,

En réalité elle n'est rien.

Lorsque les lumières divines apparaissent,

Elles effacent cette attribution,

En sorte que les créatures n'étaient pas ni ne cessaient d'être.

Dieu les éteignit, mais dans leurs essences elles n'ont jamais existé,

Et dans leur extinction elles subsistent...

Lorsqu'elles s'anéantissent, l'Etre revient à Dieu ;

Il est alors tel qu'Il était avant qu'elles ne devinssent ;

Le serviteur devient comme s'il n'avait jamais existé,

Et Dieu est comme si jamais rien n'avait cessé.

Cependant, lorsqu'apparaissent les fulgurations divines,

La créature se revêt de la lumière de Dieu et devient une avec Lui.

Il l'éteint, puis Il Se substitue à elle ;

Il demeure à la place des créatures, et cependant elles n'ont jamais rien occupé.

Comme les vagues, dont le principe est l'unité de la mer,

Et qui, dans leur multitude, sont unies par elle ;

 

(n 100) Ici, le terme « subtil » désigne une réalité non-corporelle, insaisissable, « surnaturelle » si l'on veut, et non pas simplement une réalité psychique.

 

Du Dévoilement de l'Essence

82

…Sache que l'Essence (adh-dhât) signifie, l'Etre absolu dans son dépouillement de tout rapport, relation, assignation et aspect. Ce n'est pas que tout cela se situe en dehors de l'Etre absolu, au contraire, tous ces aspects et ce qu'ils impliquent sont contenus en Lui. Ils ne s'y trouvent ni individuellement ni comme rapports, mais ils sont essentiellement l'Etre absolu. Celui-ci est l'Essence pure dans laquelle ne se manifestent ni noms ni attributs ni relations ni rapports ni rien d'autre. Dès qu'il s'y manifeste quelque chose, l'aspect dont il s'agit est attribué à ce qui supporte cette manifesta­tion et non pas à l'Essence pure, puisque le principe de l'Essence est précisément la synthèse des réalités universelles et individuelles, des assignations et des rapports, synthèse qui est à la fois leur subsistance et leur disparition sous l'emprise de l'Unité de l'Essence. Lorsqu'on envisage dans Celle-ci une qualité ou un nom ou un attribut quelconque, c'est toujours en vertu de tel point de vue que cette qualité existe et non pas dans l'Essence comme Telle. Pour cela nous disons que l'Essence est l'Etre absolu ; nous ne disons pas qu'Elle est l'« Etre ancien », ni l'« Etre nécessaire », pour éviter toute condition qui La limiterait. Cependant, on sait bien que l'Essence n'est autre que l'Essence dont l'Etre est nécessaire et ancien. Notre expression « Etre absolu » n'indique aucune condition, puisque la signification du mot « absolu » est précisément de nier toute condition.

Sache que l'Essence pure et simple possède, en tant qu'Elle « descend » de Sa pureté et simplicité première, trois irradiations qui participent [d'une certaine] manière à Sa pureté et simplicité. La première de ces irradiations est l'Unité (ahadiyah), dans laquelle ne se manifeste rien des rapports, assignations, noms, qualités ni aucune autre chose ; elle est Essence pure ; cependant, comme l'idée de l'unité lui est assignée, elle se détache en quelque sorte de la simplicité absolue.

La deuxième irradiation est l'Aséité (al-huwiyah). En elle, aucune des choses mentionnées ne se manifeste, à l'exception de l'Unité ; elle participe donc à la simplicité divine, mais à un moindre degPé que l'Unité, car elle est caractérisée par l'idée de la non-présence, selon la signification du pronom Lui (huwa) qui symbolise la personne absente [par opposition au moi et toit

La troisième irradiation est le Moi divin (ou le Sujet divin : aniyah, de anâ, « Moi »). En elle non plus, rien ne se manifeste sauf l'Aséité, en sorte qu'elle participe également à la simplicité divine, mais à un moindre degré que l'Aséité, puisqu'elle est caractérisée par l'idée de conscience person­nelle et de présence, ce qui fait qu'elle est plus proche de notre rang que l'Aséité, qui implique l'idée de l'inaccessible et du non-manifesté...

Par « ceux qui ont réalisé l'Essence » (adh-dhâtiyûn) on entend les hommes en qui demeure la réalité subtile divine, dans le sens où nous disions que Dieu, lorsqu'Il Se révèle à Son serviteur et qu'Il en éteint l'individualité, établit en lui une réalité subtile divine qui, elle, peut être de la nature de l'Essence ou de la nature des Qualités divines. Quand elle est de la nature de l'Essence, la constitution (havkal) humaine [où elle demeure] sera l'être unique parfait, le support universel, le pôle autour duquel tourne l'existence, celui auquel s'adressent l'inclinaison et la prosternation [dans 84 l'oraison rituelle]. Par lui Dieu sauvegarde le monde. Il est le Mahdi (106), le Sceau de la Sainteté et le représentant (al-khalî fah) de Dieu sur terre. C'est à lui que se réfère l'histoire d'Adam (107). Il influence les réalités de l'existence comme l'aimant attire le fer. Il dompte le cosmos par sa grandeur, et par sa puissance il fait ce qu'il veut (108). Aucune chose ne lui est cachée, et ceci parce que la réalité divine subtile, qui demeure dans ce saint, est essence pure, libre de toute condition divine ou créaturielle, en sorte que rien ne l'empêche d'accorder à chaque degré des existences divines ou créées la réalité qu'il a. Car ce qui pourrait empêcher l'essence de s'identifier aux réalités n'est qu'une condition quelconque, divine ou créaturielle, qui lui serait imposée ; or, aucune contrainte n'existe, puisqu'elle est essence pure ; toute chose s'y trouve en acte et non pas en puissance seulement, dès lors qu'il n'y a pas d'empêchement. Car les choses sont contenues dans les essences des êtres, tantôt en puissance et tantôt en acte (109), suivant les conditions limitatives. Ces conditions disparaissent, soit par un aperçu (wârid) qui atteint l'essence, soit par ce qui jaillit spontanément de celle-ci. En fait, les conditions limitatives peuvent être dissoutes par un état spirituel (hâl), par une intuition instantanée (waqt), par une Qualité (çîfah) ou encore par d'autres actualisations de cet ordre. Or, l'Essence transcende tout cela, et c'est pourquoi Elle « donne à toute chose sa nature, puis la guide » (Coran, XX, 52).

Si les hommes de Dieu n'étaient pas individuellement exclus du dévoilement de l'Unité (ahadiyah), et à plus forte raison du dévoilement de l'Essence, nous pourrions parler de l'Essence en décrivant d'étranges états de révélation et en donnant de merveilleuses preuves divines essentielles, pures

 

(n 106) Qui doit revenir avant la fin des temps pour rétablir la Tradition.

(n 107) Qui reçut ‘tous les noms ' et devant lequel les Anges durent se prosterner (cf. Coran, II, 28-32).

(n 108) 11 ne faut pas perdre de vue que l'essence de cet être unique est identique à l'Essence divine, en sorte qu'il ne peut pas y avoir de divergence entre lui et Dieu. On peut dire qu'il ne fait pas ce que Dieu n'aurait pas fait, ou que c'est Dieu qui agit par lui.

(109) Les expressions de ‘puissance’ et d'’acte’ n'ont ici qu'une valeur symbolique, car. comme Jîlî le fait remarquer ailleurs, l'essence de l'homme est toujours ‘en acte’ ; elle n'ignore pas son contenu.

 

85 de toute apparition ou interférence des Noms et des Qualités ou de toute autre chose. Ces preuves, nous les sortirions des trésors cachés de la Non-Manifestation au moyen de clefs non-manifestées, et nous les étalerions, moyennant des expressions subtiles et mesurées, sur la face évidente de la conscience « objective », afin que les serrures des intelligences s'ouvrent par ces mêmes clefs, et que le serviteur glisse à travers les chas d'aiguille de la Voie vers le paradis de l'Essence que voilent les Qualités divines, et que protègent les lumières et les ténèbres (110).

« Dieu guide vers Sa lumière quiconque Il veut ; Dieu donne des symboles pour les hommes, et Dieu connaît toute chose » (Coran, XXIV, 35).

 

[1]

 



[1] De l'Homme universel, extraits du livre al-Insân al-kâmil, Traduits de l'arabe et commentés par Titus Burckhardt, Dervy, 1975.